Pourquoi y-a-t-il autant de souffrance dans le monde?


par M. Govindan Satchidananda

Les récents et dramatiques reportages d'actualité sur la vaste destruction et perte de vie qui touchèrent de nombreux pays dans le sud de l'Asie nous confrontent tous avec cette question difficile : "Pourquoi y-a-t-il autant de souffrance dans le monde ?". Le phénomène de souffrance d'une vaste ampleur, est bien sûr rien de nouveau. Les désastres naturels, les guerres, les épidémies, les activités criminelles ont existé depuis l'aube des temps. Ce qui est nouveau, est la manière avec laquelle, au seuil même de notre porte, les médias apportent, par la télévision, la souffrance de tant d'êtres humains vivant à l'autre bout de la planète. Si rien d'autre, ce phénomène nous force à nous pencher sur cette question, et à tenter d'en trouver des réponses. "Si le but de la connaissance humaine est d'éliminer les souffrances humaines, alors ce qui l'élimine complètement est la connaissance la plus élevée," ainsi écrit le grand commentateur des Yoga-Sutras, Swami Hariharananda Aranya. Nous passons tant de temps précieux à acquérir des connaissances tellement insignifiantes. Prions tous pour recevoir la sagesse et comprendre le "Pourquoi ?".

Le Yoga a bien des choses à dire sur les causes de la souffrance humaine, et ce que l'on peut en faire, mais à la différence des approches technocratiques modernes, qui parlent de remèdes employant des termes tels que "le développement économique," "la législation," "la santé" et l"'éducation," les Yoga Siddhas tels que Patanjali et Tirumular, ont effectué des diagnostiques de la condition humaine à son niveau le plus fondamental, et donner des prescriptions suite à ces discernements. Cela demeure tout aussi valide aujourd'hui que cela ne l'était il y a plus de 2000 ans, car notre nature humaine demeure la même. C'est pourquoi il est important pour chacun de nous, étudiants du Yoga, de non seulement étudier les enseignements, mais aussi de le partager avec un monde qui souffre.

The Kleshas ou afflictions

Dans les Yoga Sutras, le deuxième Pada, ou chapitre, Patanjali nous dit:

"L'ignorance, l'égoïsme, l'attachement, l'aversion et le fait de s'accrocher à la vie sont les cinq afflictions." II. 3

La cause première de la souffrance est l'ignorance, et elle entraîne les autres. Cela fait référence non seulement à l'ignorance en général, mais précisément à l'absence de la conscience du Soi. Elle est la cause de la confusion entre le sujet, "je suis" et tous les objets de l'attention. Elle masque notre conscience intérieure et crée une fausse identité : je suis le corps, le mental, les sens, les émotions," etc. Dans le cas de la personne ordinaire, ces cinq afflictions sont constantes et soutenues. Quand notre bien-être ou notre survie est menacé, nous réagissons par la peur sans réfléchir. Dans un des vers qui suit Patanjali nous dit:

"L'ignorance est le fait de prendre l'éphémère pour le permanent, l'impur pour le pur, le douloureux pour l'agréable et le non-Soi pour le Soi." II.5

C'est l'idée erronée de l'identité, qui nous fait dire "Je suis fatigué," "je suis soucieux," "je suis en colère." Nous nous approchons cependant de la vérité, quand nous disons: "mon corps est malade" ou "Mon mental est occupé de pensées soucieuses." Cette ignorance de notre vraie identité, le Soi, est la cause fondamentale de la souffrance humaine. Le Soi est le Témoin éternel, le Sujet, un Etre Uni, infini, pénétrant et omniprésent. Tout le reste est temporaire et éphémère. En s'accrochant à ce qui est éphémère, nous sommes destinés à souffrir, non seulement quand nous le perdons, mais bien avant cela, quand nous succombons à la peur de le perdre (choses ou personne). En percevant le permanent, le Soi, pénétrant tout, comme quelque chose de constant au milieu d'une mer de changements, on trouve l'havre de paix et la réalisation du Soi.

"L'égoïsme est l'identification, pour ainsi dire, des pouvoirs du Témoin (Purusha) avec ceux de l'instrument de la vision (l'ensemble corps/mental)" II-6

L'égoïsme est l'habitude de s'identifier avec ce que nous ne sommes pas: le corps, le mental, les émotions, et les sensations. Cette erreur est produite par notre ignorance fondamentale de qui nous sommes en réalité. Ce n'est pas un défaut individuel ; mais un trait humain universel ou une imperfection dans notre conception, par lequel la conscience s'est contractée dans chaque individu. Ce principe de la nature, l'individuation de la conscience, ne peut être que surmonté par une expansion progressive de notre conscience, résultant de la culture du détachement et du discernement : vairagya et viveka, deux des activités les plus importantes du Yogin. Plutôt que de penser "je souffre" soyez le témoin de cette souffrance, et faite ce qui est nécessaire soit pour la soulager, la bannir, soit pour cultiver son opposé.

"L'attachement consiste à s'accrocher au plaisir." II.7

À cause de l'individuation de la conscience, et sa fausse identification avec un corps particulier et un ensemble de pensées et de mémoires, nous sommes attirés à diverses expériences agréables dans notre environnement. L'attachement, comme la peur, provient de l'imagination (vikalpa) et se produit quand nous confondons l'expérience intérieure de la joie (ananda) avec un ensemble de circonstances ou de facteurs extérieurs, et nous appelons cette association plaisir (sukham). Nous imaginons que le plaisir dépend de la présence de ces circonstances ou de ces facteurs extérieurs. Quand ils ne sont plus présents, nous faisons l'expérience de l'attachement, l'illusion que la joie intérieure ne peut revenir que si l'on s'acquiert à nouveau de ces facteurs extérieurs. L'attachement consiste au fait de s'accrocher (anusayi) et implique la souffrance (duhkham). En réalité, la joie existe en elle-même, non conditionnée et indépendante des circonstances ou des facteurs extérieurs. On a simplement besoin d'y être attentif pour en faire l'expérience. Et de pratiquer à nous défaire des sentiments d'attachement.

"L'aversion est le fait de s'accrocher à la souffrance." II-8

De la même manière, on répugne diverses expériences dans notre environnement. Ce sont des termes relatifs, et ce qui est douloureux pour l'un, peut être agréable pour une autre personne. Il y a cependant une troisième réaction possible, le détachement (vairagya), que Patanjali propose comme pratique essentielle pour dépasser la notion dualiste de la douleur et du plaisir. Changer une circonstance extérieure est souvent impossible, au moins de manière immédiate. Nous devrions tout d'abord exercer notre volonté à clarifier et approfondir notre conscience pour éviter de réagir avec aversion. Aspirez à un changement extérieur, à une situation plus harmonieuse. Acceptez tout travail que l'on vous donne dans l'esprit du karma yoga, comme un entraînement spirituel, afin de vous purifier de l'attachement et de l'aversion. Effectuez toutes vos actions de manière altruiste, minutieusement et patiemment, en reconnaissant que vous n'êtes pas "l'auteur." Cultivez l'équanimité dans l'action et envers les résultats.

"S'accrocher à la vie [ce qui] permet l'autosubsistance, arrive même à celui qui est sage." II-9

C'est le besoin primaire de survie, la volonté fondamentale de survie, qui existe chez tous les êtres vivants. C'est un instinct qui est fondé sur la peur de la mort et la fausse identification avec le corps. Nous avons dû faire l'expérience de la mort et de la renaissance tant de fois, que nous frémissons à l'idée de la répéter. Quand notre vie est menacée, notre corps réagit instinctivement avec une montée d'adrénaline, et notre cœur et notre pouls commencent à s'accélérer. Nous poussons des cris de peur. Cependant, en méditant profondément sur notre véritable identité, le Soi immortel, nous pouvons nous libérer de toutes ces kleshas ou afflictions.

"Ces [afflictions dans leur] [forme] subtile, sont détruites par la recherche de l'origine de [leurs] cause[s]." II-10

Sur le plan subtil, ces afflictions existent comme impressions du subconscient ou samskaras, et ne peuvent qu'être éliminées par le retour répété à notre source à travers les diverses étapes de samadhi. Comme dans notre conscience ordinaire ou même en méditation, nous n'avons pas accès aux impressions du subconscient, on doit en éliminer la cause, l'égoïsme, en s'identifiant d'une manière répétée avec notre véritable Soi. Le petit " je " devient absorbé progressivement dans le plus grand " Je " et se faisant, les impressions du subconscient se dissolvent. Dans le Sutra I-12, Patanjali nous donne la méthode : par la pratique constante (abhyada) et le détachement (vairagya) on cesse de s'identifier avec les fluctuations de la conscience.

"[Dans leur état actif], ces fluctuations [émergeant dans la conscience] sont détruites par la méditation." II-11

Ceci indique que la méditation est une condition préalable au samadhi, pour éliminer les mouvements habituels émergents du mental ordinaire.

Le Karma et les sources imprévues de souffrance

Quand des catastrophes imprévues frappent, telle que celle de l'Asie du sud la semaine dernière, on se prend à se demander "Pourquoi certains moururent, et d'autres ont été épargnés?" Ou plus près de chez soi "Pourquoi moi?" Qu'ai-je fais pour mériter ceci? Patanjali et les Siddhas ont bien des choses à dire sur la nature du karma, qui peut être défini comme les conséquences de pensées, de paroles et d'actions passées. À cause de l'existence des cinq afflictions, mentionnées auparavant, nous accumulons et manifestons des karmas. Ils sont de trois types :

  1. prarabdha karma: ceux qui sont exprimés en ce moment et qui sont épuisés au cours de cette vie;
  2. agama karma: les nouveaux karmas qui sont créés durant de cette vie;
  3. samjita karma: ceux qui attendent d'être réalisés dans des vies futures.

Le réceptacle de tous les karmas est appelé le karma-asaya, "le réservoir ou le sein du karma" ou "le dépôt des actions." Les karmas attendent l'opportunité de remonter à la surface et se s'exprimer à travers les afflictions. Un karma important peut requérir une naissance et un corps particuliers pour s'exprimer, et d'autres karmas qui lui sont liés, seront aussi exprimés ou épuisés à cette occasion. Cela continue jusqu'à ce que l'on atteigne la réalisation du Soi et que l'on cesse de créer de nouveaux karmas.

Alors que chacun a son propre karma, qui conditionne sa vie et sa réaction d'une certaine manière, cette programmation n'est pas absolue. Nous possédons le libre arbitre de décider si nous allons traiter les circonstances de notre vie d'une manière positive ou négative. Si nous décidons de traiter cela négativement, par exemple en faisant souffrir les autres, les réactions nous reviennent sous des formes plus intenses et plus terribles. Gérer ces circonstances avec patience, rendre les autres heureux, neutralisent progressivement les conséquences karmiques.

Cela me fait penser à un récit reçu il y a deux jours de Asanka Wittachy le fils de l'un de nos initiés, à Sri Lanka, engagé dans les secours de réfugiés, qui écrivit:

"Il nous a fallu qu'une seule après-midi pour distribuer notre maigre donation, je fus le témoin de la qualité la plus basse et la plus élevée à laquelle un homme puisse aspirée. Tandis que des excuses impitoyables et dépravées pour des êtres humains justifièrent l'utilisation de la violence et de la fourberie pour saccager et voler les dernières possessions maigres des survivants et même le vol de véhicules transportant de la nourriture, d'autres ont montré les qualités les plus nobles auxquelles l'esprit humain puisse aspirer.

Dans un de ces cas, un homme se tenait seule au milieu des ruines de sa maison. Je l'ai appelé pour lui offrir l'un des repas empaquetés que nous distribuions à ce moment là. Il me regarda dans les yeux avec peine et gratitude et avec calme m'informa qu'il a déjà eu un morceau de pain ce matin pour le petit-déjeuner et qu'il préférerait que nous donnions le paquet à quelqu'un d'autre qui ne fut pas aussi fortuné ce jour là…"

Répondre à la souffrance

Ce qui m'amène à l'essentiel de cette réflexion: ce qui est important à propos de ces événements tragiques est ce qu'ils nous enseignent et la manière à laquelle nous y répondons. Patanjali nous dit :

"Ce qui doit être éliminé est la souffrance future." II-16 Quand nous nous rappelons du Soi, alors seulement pouvons-nous aller au-delà de la " souffrance qui reste à venir," qui provient de notre réservoir de karma. Car "le Vu (l'Objet) [n'existe] seulement que pour le Soi" (II-21) et "Le Vu (l'Objet)…dont le but est [d'offrir au Soi à la fois] l'expérience et la libération" (II-18). La Nature nous fournit des expériences et finalement libère notre conscience des chaînes des fausses identifications. Nous finissons par en avoir assez de souffrir entre les mains de la Nature et nous cherchons un moyen d'échapper à la confusion de l'ego. ("Je suis le corps-mental," etc.) Pour l'exprimer plus clairement, le but de toute expérience est de nous fournir des leçons : pour faire la distinction entre la vérité et le faut, la sagesse et l'ignorance, le permanent et l'éphémère, l'amour et l'attachement, le Soi et l'ensemble corps-mental-personnalité, le Témoin ou le Soi et le Vu (l'Objet). Le yoga est un antidote remarquable pour notre tendance à oublier le Soi. Quand nous commençons à nous souvenir de qui nous sommes réellement, quand nous sommes faces à la souffrance des autres, nous avons l'opportunité de répondre avec compassion ou de répondre négativement, comme par le jugement et la peur. Même si ce que nous pouvons faire avec nos pensées ou actions pour l'autre n'est que peu de chose, la compassion (karuna) envers ceux qui souffrent, purifie notre mental et nos émotions, et la sérénité en résulte. Avec un mental purifié par la compassion, nos actions deviennent inspirées, énergisées et alignées avec la volonté Divine, résultant au bien le plus élevé pour tous.

Ainsi, face à la souffrance humaine, laissons nos pensées, nos paroles et nos actions n'être motivées que par la compassion. Que la compassion s'écoule de nos cœurs.

Tous droits réservés: M. Govindan Satchidananda, janvier 2005


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